Ce dont personne ne peut
se souvenir tout seul
Gerald Siegmund
That which no one
can remember alone
Au début : un doute et une question. Qu’ai-je à offrir ? À quoi mon musée de la danse pourrait ressembler ? Il y a des règles. Aucun objet, aucun outil n’est autorisé pour m’aider à répondre à ces questions. Moi et les autres personnes invitées à réfléchir à un possible musée de la danse, n’avons rien d’autre que nos idées. Durant ces six jours à Saint-Nazaire, je ne pourrais me reposer que sur mon imagination. Encore plus de doutes. Qu’est-ce qu’un chercheur en théâtre et en danse peut-il apporter à un futur musée de la danse ? Un musée qui, nous sommes tous tombés d’accord très rapidement sur ce point, n’exposerait pas de costumes, de partitions, de photos, ni ne passerait de DVD. Un musée qui n’exposerait pas d'objets morts, mais reposerait sur le potentiel performatif de la danse, tout en projetant la question de l’histoire. Quels sont les souvenirs de danse dont je voudrais que d’autres se rappellent ? Que dois-je faire ?
Ayant travaillé comme critique de danse pendant plus de quinze ans, et vu de nombreuses pièces avant même de commencer à écrire dessus, je garde chez moi une grande boîte blanche contenant toutes mes critiques. Des coupures de presse comprenant les articles que j’ai signés. Cela pourrait être le point de départ de mon Musée de la danse. La mémoire que j’ai à offrir. Une boîte blanche contenant de l’écriture morte. Traces de spectacles écrites dans la matinée suivante, avec une distance temporelle par rapport à ma perception au moment du spectacle, écrites de mémoire, mélangées à des pensées, à des fantasmes. La boîte pourrait se trouver dans le musée. Les visiteurs pourraient l’ouvrir, prendre une critique et se mettre à la lire à voix haute. Le souvenir d’une performance sur scène – et ma performance sur la page – revivraient par la voix d’un étranger, qui très probablement n’aurait pas vu le spectacle. Il serait tout aussi improbable qu’il ait connaissance du contexte dans lequel ont eu lieu ces performances. Je pourrais également m’asseoir près de mon coffre aux trésors, le couvercle de la boîte blanche posé sur le côté, et piocher à l’intérieur : en tirer des articles, les lire à haute voix avant de me mettre en mouvement. Poussé par mes propres descriptions de performances – de pièces que j’avais depuis longtemps oublié avoir vues – je commencerais à bouger. Après avoir vu tant de performances, il doit bien en subsister quelques traces dans mon corps. Empreintes d’une histoire de la danse dans le corps d’un critique et d’un spectateur. Je danse la danse de la mémoire. Ma mémoire. Ou encore : puisque je ne vais pas rester assis sur un tabouret pendant tout le temps où ce futur musée de la danse restera ouvert, nous pourrions passer en boucle une vidéo de moi assis, lisant et bougeant. Peut-être que les visiteurs se rappelleront de mes mouvements, les imiteront et commenceront à bouger, eux aussi.
Le samedi, après cinq jours de discussions, le Musée de la danse expo zéro, deuxième édition, ouvre ses portes à Saint-Nazaire. Le musée est accueilli dans un espace appelé LiFE. C’est un nom à la fois intéressant et évocateur pour un espace situé à l’intérieur d’un bâtiment datant de la Seconde Guerre mondiale, dont le but premier était d’engendrer la mort. Pour un citoyen allemand, c’est une expérience troublante que de se trouver ici, dans une une base de sous-marins allemande conçue pour les incursions de la marine de Hitler dans l’Atlantique. La mort est présente. Sur les murs sont inscrits les noms des sous-marins ou des soldats qu’ils avaient à leur bord. Les noms sont encore très clairement lisibles après presque 70 ans. ‟Paul. † 1943”, ‟U Seepferd[1]”. Le deuxième ‟e” dans le mot ressemble à un ‟x” : ‟Sexpferd[2]”. Changer la mer en sexe : est-ce cela que la vie fait à l’histoire ? Le terme LiFE est plus intéressant encore en regard d’un musée dont les objets potentiels, ‟les performances”, meurent dès qu’ils ont été montrés. Montrons-nous des choses mortes ? Comment pouvons-nous les ramener à la vie – et au LiFE ? S’agit-il d’un lieu hanté ? Un jour, l’odeur de l’eau est remontée à travers le sol froid, nous rappelant à tous la nature instable du sol sous nos pieds. Cet espace est une membrane perméable et poreuse. Il est froid. Nous sommes vulnérables. Nous sommes exposés. Dans ce vaste espace, il n’y pas de place pour se cacher. Tout est hyper-visible et en même temps, à cause des vastes distances, tout se ratatine et retombe dans l’insignifiance. Perdus dans l’espace.
expo zéro. Il n’y a rien pour nous soutenir. Pas d’accessoires, de textes ou d’images. Assurément pas de boîte blanche. Juste nos corps et notre langage. Engage la conversation avec moi. Parle-moi. Je parle à deux ou trois personnes, venues voir ce qu’un musée de la danse avait à offrir. D’autres nous rejoignent et se rassemblent pour former un petit cercle qui nous abrite du grand vide blanc alentour. Ma boîte. Ma mémoire. Mes archives. Je me souviens. Je parle. William Forsythe, Jan Fabre, Meg Stuart, Sarah Michelson. Je bouge. Juste quelques ‟tendues” dont je me rappelle, issus de la première pièce de Fabre que j’ai vue à Francfort en 1989. Une séquence du Quintette de Forsythe que Raphaëlle Delaunay m’a apprise. Beaucoup d’époques et de lieux. Je me jette à genoux, balançant mes bras de tous côtés. Ça fait mal. Le No Longer Readymade de Meg Stuart à Hambourg en 1994. J’exécute la danse du critique dans le Shadowman de Sarah Michelson. En 2005 à Mousonturm Frankfurt, j’ai réellement dansé le rôle du critique. Dans la pièce, le critique reproduisait un mouvement qu’un danseur avait fait auparavant. Je copie des mouvements que des danseurs ont fait auparavant. Mais je les copie d’après mes souvenirs. Je les reproduis à partir de ce dont je me rappelais au moment où j’écrivais l’article. Je les copie à partir d’écrits, ayant eux-mêmes transformé du mouvement en texte auparavant. Et pourtant. Je traverse entièrement le LiFE par la diagonale. Cela prend un certain temps. N’étant pas danseur, je fais tout de travers. Je danse la danse de la mémoire. Ma mémoire. Le public m’observe et répond. Eux aussi se rappellent de Jan Fabre. En Avignon. Et de William Forsythe. À Paris. Nous voilà lancés. Une conversation sur la danse, à partir de nos souvenirs, partagés dans le ici et maintenant du LiFE de Saint-Nazaire. Voilà ce dont je veux me souvenir : de ce dont on ne peut se souvenir tout seul.
texte original en anglais
In the beginning: a doubt and a question. What do I have to offer ? What would my museum of dance look like ? There are rules. No objects or tools are allowed to help me answer these questions. Me and the others invited to think about a possible museum of dance have nothing but our ideas. During my six days in Saint-Nazaire, it would be just my imagination running away with me. More doubts. What can a dance and theatre scholar bring to a future museum of dance ? A museum that, we all agreed on this very quickly, will not exhibit costumes, scores, photos, or play dvds. A museum that will not display dead objects, but will draw on the performative potential of dance while at the time addressing the question of history. What do I remember about dance that I want others to remember ? What do I do ?
Having worked as a dance critic for fifteen years of my life and having seen many dance performances before I even started to write about them, I keep a big white box with all my reviews at home. Press clippings with articles, signed by me. This could be the starting point for my museum of dance. This is the memory I have to offer. A white box with dead writing inside. Traces of performances written down in the mornings after, written with a distance in time to my perception during the show, written from memory, mixed with thoughts and fantasies. The box could be in the museum. Visitors may open it, pick up a review and start reading it out loud. The memory of a performance on stage and my performance on the page would be given voice by a stranger who most likely has not seen the show. Knowledge about the contexts in which these performances had taken place would be just as unlikely. Alternatively, with the lid of the white box lying on the side, I could sit next to my treasure grove, dipping inside, picking up reviews, reading them out loud only to start moving. Triggered by my own descriptions of the performances, descriptions of pieces I had long forgotten I had ever seen, I would start to move. I remember movements from these pieces. Simply by having seen so many performances, there must be traces of them inside my body, too. Imprints of a history of dance in the body of a critic and spectator. I dance the dance of memory. My memory. Alternatively, we could show a video loop of me sitting, reading and moving, since I cannot sit on the stool next to my white box for the entire time the future museum of dance will be open. Maybe the visitors will remember my moves, copy them, and start moving, too.
After five days of discussions, on Saturday, the Museum of Dance expo zéro, second edition at Saint-Nazaire opens its doors. The museum is hosted by a space called LiFE. This is both an interesting and a telling name for a space inside a Second World War building that delivered first of all death. Built as a German submarine base for Hitler’s marine forays into the Atlantic, it is a confusing experience for a German citizen to be here. Death is present. On the walls are written the names of the submarines or the soldiers they carried on board. They are still very clearly legible after almost 70 years. ‟Paul. † 1943”, ‟U Seepferd”. The second ‟e” in the word looks like an ‟x”: ‟Sexpferd”. Turning sea into sex: is this what life does to history ? LiFE is even more interesting in regard to a museum of dance whose potential objects, ‟the performances‟, die right after they have been shown. Do we show dead things ? How do we bring them back to life and to LiFE ? Is this a haunted place ? One day the smell of water seeped through the cold dark floor into the space, reminding everybody of the shifting ground underneath. The space is a permeable and porous membrane. It is cold. We are exposed. We are exhibited. In this vast space there is no place to hide. Everything is hyper visible at the same time as everything shrivels into insignificance because of the vast distances. Lost in space.
expo zéro. There is nothing to support us. No props, no texts nor images. Definitely no white box. Just our bodies and language. Engage me. Talk to me. I talk to a couple of people who have come to see what a museum of dance has to offer. Others join us and gather to make a small circle sheltering us from the great white open. My box. My memory. My archive. I remember. I talk. William Forsythe, Jan Fabre, Meg Stuart, Sarah Michelson. I move. Just a couple of tendues I remember from the first Fabre piece I had seen in Frankfurt in 1989. A phrase of Forsythe’s Quintett that Raphaëlle Delaunay has taught me. Lots of times and places. I throw myself on my knees, my arms fling around. It hurts. Meg Stuart’s No Longer Readymade in Hamburg 1994. I perform the dance of the critic in Sarah Michelson’s Shadowman. In 2005 in Mousonturm Frankfurt I actually danced the critic myself. In the piece, the critic was copying one single move a dancer had done before. I copy moves dancers have done before. But I copy them from what I remember. I copy them from what I think I remembered at the time I was writing the review. I copy from writing having transformed movement into text before. And yet. I move along the entire diagonal of LiFE. It takes quite a while. Not being a dancer, I do it all wrong. I dance the dance of memory. My memory. The public watches me and talks back. They remember Jan Fabre, too. In Avignon. And William Forsythe. In Paris. Here we go. A conversation about dance, from our memories, shared in the here and now of LiFE in Saint-Nazaire. A museum of dance that is larger than what each and everyone of us can remember individually. This is what I want to remember: that which no one can remember alone.