La stratégie de la loop
Anne Juren
The strategy of the loop
En septembre 2009, j’ai été invitée à participer à la première expo zéro. Intriguée par l’aspect ambigu et indéfinissable du concept de musée de la danse, j’ai accepté l’invitation. Les salles du Garage étaient vides : aucun objet, aucun décor, aucune musique possible. Nous – acteurs, performers du musée – et le public dans un même lieu pour huit heures de suite. Les gens sont arrivés.
J’entre. Une grande salle blanche, lumineuse, froide, silencieuse. J’ai bien fait de garder mon manteau. Quelques personnes marchent et discutent discrètement. Une femme en tenue noire, une main derrière le dos, s’avance vers moi en hésitant. Elle m’indique le chemin d’un bras tendu – j’avance. Un peu plus loin, je remarque un homme et deux femmes qui me regardent intensément. Une des deux femmes, corpulente, est habillée d’une robe de travail bleue ; l’autre, plus mince, porte une longue robe beige ornée d’imprimés Coca-Cola. L’homme, en tenue d’ouvrier, pose son bras sur l’épaule de la femme à la robe de travail bleue, tandis qu’elle tourne lentement la tête vers l’autre femme, en bombant le torse. Je vois sa respiration s’accélérer. La femme Coca-Cola, elle, me regarde toujours, et commence même à me sourire, comme pour m’autoriser à continuer de la regarder. Par politesse, je réponds à ce sourire, tout en réalisant que c’est entre nous le signe d’une certaine connivence qui m’exclut du coup des deux autres.
Je me sens déjà faire partie du jeu.
Je contourne le trio. La femme sourit maintenant à un homme qui l’invite à danser une valse. D’autres personnes se joignent à eux, presque par automatisme. Bientôt une petite foule valse, tandis qu’un performer explique comment danser la valse à la manière communiste. Le couple de travailleurs les observe.
Un peu plus loin, je vois une femme d’une quarantaine d’années se mettre à glisser le long d’un mur. Ses yeux sont cernés. La position prise involontairement par son corps fait sentir son degré de fatigue. Le haut de son corps penche légèrement sur le côté, le menton posé sur la clavicule, tandis que ses jambes étendues font contrepoids, l’empêchant de tomber. Ses yeux se ferment. On imagine ses heures passées au travail ; et malgré les gens qui la regardent, elle commence à s’endormir. On attend qu’elle fasse quelque chose, observant le moindre de ses mouvements – gênés de la voir si fatiguée. Exposer ainsi sa fatigue dans cette immense salle, blanche, illuminée, nous rend un peu responsables de celle-ci, comme si nous l’avions causée. Mais rien ne se passe. Une solution serait de se joindre à elle, d’essayer de s’endormir avec elle pour comprendre un peu mieux son état. C’est peut-être ce qu’elle cherche à créer : une orgie de repos. Déjà, quelques personnes s’allongent au sol. Je m’apprête à enlever moi aussi mes chaussures quand j’entends des bruits derrière un rideau blanc. Je me retourne.
Derrière le rideau, une salle plus sombre. Une femme raconte à son fils l’époque où elle était ‟membre du parti”. Ils sont assis au sol, face à face. Lui : dos aux gens qui les regardent. De temps en temps, il se retourne vers eux et leur demande d’applaudir très fort ou de rire à gorge déployée. Le fils voudrait que sa mère s’explique : qu’a-t-elle dit lors de cette conférence du parti – qui a été filmée, mais sans le son. Elle ne se rappelle plus exactement – rires –, mais dit que ce serait très simple à retrouver – applaudissements – parce qu’à l’époque tout était écrit à l’avance, les questions comme les réponses ; n’importe qui pouvait savoir ce qu’elle allait dire, jusqu’aux questions posées – rires. Tout était prévisible, répétitif, organisé et sans changements – rires suivis d’applaudissements. J’imagine alors une pièce de théâtre muette où une liseuse de lèvres traduirait les paroles des acteurs ; ces derniers, ne suivant plus le texte, commenceraient à dire ce qu’ils veulent. Et elle, continuerait à interpréter leurs lèvres de la façon la plus cohérente possible.
Tout à coup, mon père se lève et nous raconte qu’il a été réfugié politique, et qu’il a vécu vingt-trois ans sans pouvoir rentrer chez lui. Je lui demande d’expliquer ce que ça lui a fait de connaître de loin une part de l’histoire de son pays tout en vivant une autre réalité quotidienne. Comment a-t-il ressenti cette distance ? Et pourquoi ne nous a t-il jamais parlé en tchèque ?
Je me retrouve dans une autre salle. Une jeune femme d’une trentaine d’années entre. Elle porte un manteau. Ne l’enlève pas. Alors qu’elle semble chercher son orientation dans cet immense espace, elle s’avance finalement vers moi. Je la regarde intensément, tout en maintenant la ‟pose du parti”. Afin de donner à ma pose une illusion d’immobilité, il me faut constamment maintenir mon poids au milieu du corps ; la seule manière possible est de me balancer doucement d’un pied sur l’autre. Au bout d’un moment, cette pression alternée m’a permis d’explorer ma plante des pieds en profondeur ; je peux en énoncer toutes les parties – des os aux tendons – sans pour autant connaître les noms. Huit heures, c’est long ! De temps en temps, je m’autorise une lente ondulation qui me traverse tout le corps – ça me fait doucement rigoler car personne ne peut la voir. Quand par hasard un visiteur attentif l’aperçoit, je la répète deux ou trois fois, en insistant sur l’ondulation des hanches, pour prêter à confusion.
Maintenant, mon camarade, à ma gauche, me prend l’épaule ; sa main est chaude, humide, à tel point que j’ai l’impression que son empreinte va rester gravée. C’est le signal. J’amorce un lent mouvement de tête vers cette femme, dont les motifs de la robe me donnent envie de boire un Coca-Cola. Ma respiration s’accélère.
In September 2009, I was invited to take part in the first expo zéro. Intrigued by the ambiguous and indefinable aspect of the dancing museum concept, I accepted the invitation. The rooms of the Garage were empty: no object, no setting, no possible music. We – actors, performers of the museum – and the audience in a same place for eight hours on end. The people arrived.
I enter. A big white room, brightly lit, cold, silent. I did right to keep my coat on. A few people walk and discuss quietly. A woman dressed in black, one hand behind her back, walks towards me, hesitating. She shows me the way, extending her arm – I move forward. A bit further, I notice a man and two women staring at me intensly. One of the two women, a stout figure, is wearing a blue working dress ; the other one, who is thinner, wears a long beige dress printed with Coca-Cola signs. The man, dressed as a worker, lays his arm on the shoulder of the woman with the blue working dress, while she slowly turns her head towards the other woman, throwing out her chest. I can see her breathing quicken. As for the Coca-Cola woman, she’s still staring at me, and even begins to smile, as if to allow me to continue looking at her. Out of politeness, I answer that smile, while realizing that it is between us the mark of some kind of complicity which as a result excludes me from the two others.
I already feel I’m part of the game.
I skirt round the trio. Now the woman is smiling to the man, who invites her to dance a waltz. Other people join them, almost automatically. Soon a small crowd is waltzing, while a performer explains how to dance a waltz in the communist way. The couple of workers observes them.
A bit further, I see a woman in her forties, she begins to slide along a wall. She has shadows round her eyes. The position her body took unintentionally makes one feel the extent of her weariness. The upper half of her body leans slightly sideways, her chin resting on the collarbone, while her stretched legs act as a counterweight, preventing her to fall. Her eyes close. One imagines her hours spent at work ; and in spite of the people looking at her, she begins to fall asleep. Observing the slightest of her movements, one expects her to do something – feeling awkward at seing her so tired. To expose one’s weariness in such a way in this huge white bright room makes us feel a bit responsible for her weariness, as though we were the ones who caused it. But nothing happens. A solution would be to join her, try to fall asleep with her in order to understand her condition in some way. This is maybe what she is trying to create: an orgy of rest. Already, a few people lie down on the ground. I too am getting ready to take off my shoes, when I hear some noises behind a white curtain.
I turn back.
Behind the curtain, a darker room. A woman is telling her son about the time where she was ‟a member of the party”. They are sitting on the ground, facing each other. He: back towards the people watching them. From time to time, he turns towards them and asks them to applaud very loudly or to roar with laughter. The son wishes his mother to explain: what did she say during that party conference – which was filmed, but without the sound. She can’t remember exactly – laughter –, but she says it would be very simple to find again – applause – because at the time everything was written in advance, the questions as well as the answers ; anybody could know what she was going to say, including the questions asked – laughter. Everything was foreseeable, repetitive, organized and without change – laughter followed by applause. I then imagine a mute theatre play where a lip reader would translate the actors’ words ; they, not following the text anymore, would start to say anything they want. And she would continue to read on their lips in the most coherent way possible.
All of a sudden my father gets up and tells us that he was a political refugee, and that he lived twenty-three years without being able to go back home. I ask him to explain how he felt about knowing from far away a part of his country’s history while living another kind of daily life. How did he resent that distance ? And why did he never speak to us in Czech ?
I find myself again in another room. A young woman in her thirties comes in. She is wearing a coat. Doesn’t take it off. While she seems to be looking for where to go in this huge space, she finally moves towards me. I look at her intensely, while maintaining the ‟party attitude”. In order to give my posture an illusion of immobility, I must constantly keep my weight in the middle of the body ; the only possible way is to sway gently from one foot onto the other. After a while, this alternated pressure has allowed me to explore the soles of my feet in depth ; I can state all of the parts – from bones to sinews – while still not knowing their names. Eight hours is a long time! Now and then I allow myself a slow undulation which goes through my entire body – it makes me laugh gently because no one can see it. When by chance an attentive visitor notices it, I repeat it two or three times, insisting on the undulation of the hips, to confuse people.
Now my comrade on the left side grabs me by the shoulder ; his hand is warm and damp, letting me believe that it will remain printed inside me. It’s the signal. I begin a slow movement of the head towards that woman, whose dress’s pattern makes me thirsty for a Coca-Cola. My breathing quickens.