Préface
Gilles Amalvi,
Martina Hochmuth
Foreword
Prenant forme au croisement de questions muséales, chorégraphiques et performatives – expo zéro est un événement atypique – une exposition sans œuvres, et sans autre lieu qu’une idée : poser les fondations imaginaires d’un Musée de la danse. Réunis autour de cette idée, des chorégraphes, des danseurs, mais aussi des critiques d’art, historiens, architectes, commissaires d’exposition ou archivistes – avec pour seul outil de travail leur corps, leur présence et leur voix. Projet au statut-frontière, c’est un event artistique à part entière, cherchant à peupler un espace vide de fantasmes, de souvenirs, d’analyses, d’archives, de récits, de reproductions de danse. Mais c’est en même temps la prospection d’un désir plus vaste : remplir le signifiant Musée de la danse d’une multiplicité de savoirs, de pratiques, utiliser le ‟matériau immatériel” produit à chaque édition pour préciser les contours de ce musée en devenir. Au fil de ses errances, chaque visiteur devenait ainsi le dépositaire unique d’un musée de la danse – selon les fragments retenus, les croisements, les histoires reconstituées. D’où l’idée d’un recueil, pour accueillir ces fragments, cette ‟dissémination de positions[1]” – et faire de ces ‟musées de la danse” dispersés un sédiment à partager.
Mais n’y a-t-il pas l’amorce d’un paradoxe dans le fait d’inscrire et de donner à lire un projet ainsi conçu autour du zéro ? Un projet sans objet, sans feuille, sans stylo – cherchant au contraire à faire le vide de toute trace matérielle. Est-ce que la page peut être l’un des territoires de cette idée migratrice ? Une autre surface de projection après Rennes, Saint Nazaire, Singapour et Utrecht ? Faut-il envisager l’écriture d’expo zéro comme un carrefour, une prolongation, une synthèse – ou une nouvelle friche : une autre version ?
Ce catalogue est parti d’une idée simple, lancée après les deux premières éditions : inviter chacun des participants à écrire sur, autour, à partir ou au-delà de leur propre expérience d’expo zéro. Face au dédale de propositions déployées – et à l’impossibilité d’embrasser leur totalité – il s’agissait de conserver les brouillons, les notes, les souvenirs de ce qui s’était déroulé. De prolonger les pensées, les gestes engendrés, et de donner une place à toutes les versions potentielles n’ayant pu avoir lieu. Simultanément, l’invitation de Boris Charmatz laissait apparaître la possibilité d’une autre ligne d’écriture – débordant le simple fait de ‟faire trace”, d’archiver et de permettre de poursuivre les recherches formelles initiées lors de l’exposition :
With contributions as you would wish,
Text(s), comment(s), feedback(s), memory(ies), regret(s), thought(ssss), lassitude(s), advice(s), complaint(s), doubt(s), horror mental picture(s), funny little movement(s), instant(s), weight(s)
Even a line could make it
But 8725361 lines are also ok[2]
En écho à cette invitation ouverte, les contributions reçues mêlent déambulations mnésiques, propositions de musées virtuels, scripts de performances, esquisses et chroniques – comme un puzzle aux pièces disparates. Pour organiser ces textes, nous avons choisi de conserver le principe de la dérive. De la rupture de rythme. De l’impromptu. Du coq à l’âne (parfois). Des liens souterrains (souvent). Des assonances et des lignes de traverse. Prenant expo zéro comme un tout sans frontières spatiales ou temporelles définies, le catalogue parcourt différentes strates d’élaboration, mélange avant, après, pendant – flashbacks et projections. En effet, si expo zéro est une exposition sans œuvres, c’est un projet riche d’une abondante matière écrite préliminaire. La présence, entre les textes, des lettres envoyées par Boris Charmatz aux participants – décrivant autant de versions virtuelles d’expo zéro – ou des ‟pré-concepts” écrits par certains artistes laisse entrevoir une autre facette de ce processus : l’écart, l’ajustement entre projection et réalisation, brouillon et création.
Dans les couloirs, les salles, les recoins d’expo zéro, le visiteur pouvait passer devant un chorégraphe debout contre un mur, les yeux fermés, et l’écouter parler pendant plusieurs heures. Il pouvait aussi continuer son chemin, se placer au seuil de plusieurs espaces – entendre et voir en stéréo. Saisir en passant la lecture d’un fragment d’archive. Contempler un corps allongé, reproduisant une pièce de Trisha Brown. S’attarder avec une danseuse effectuant ses échauffements. De même, chacun de ces textes porte en lui son propre mouvement, son principe, tout en indiquant ses possibilités de croisements. En filigrane, chaque contribution s’adresse aux autres ; dépose quelque chose d’une parole qui – quoique solitaire – parle au pluriel ; dessine l’horizon d’une communauté éphémère, d’un ‟nous” à construire ; et produit l’image – incomplète, vacillante ‟d’un musée de la danse plus large que ce que chacun de nous peut se rappeler individuellement”. Comme le rappelle Gerald Siegmund : ‟Voilà ce dont je veux me rappeler : de ce dont personne ne peut se rappeler seul.”
Activant des régimes d’écriture transitifs, réflexifs, poétiques, narratifs, expérimentaux, ces textes proposent au visiteur une lecture tour à tour déambulatoire, flottante ou attentive. Écrits à déchiffrer, à parcourir à toute vitesse, à activer, à laisser macérer, à poursuivre – ils ne s’adressent pas tant à un événement passé, qu’à une histoire à écrire. Leur destination serait plutôt, comme l’exprime Heman Chong dans son ‟pré-concept” : ‟Imaginer. Un futur (contenant, espérons-le, quelque sens).” Au passé, au présent, au futur, expo zéro se danse, s’écoute et se regarde. Se parle, se chante et se murmure. expo zéro se déplace. Occupe l’espace. Se déploie sans laisser de trace. Et pourtant. expo zéro se transmet. expo zéro se dessine et se filme.
Se raconte. Et s’écrit.
[1] C’est ainsi que le philosophe Boyan Manchev définit expo zéro.
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[2] Invitation de Boris Charmatz à l’écriture du catalogue :
‟Pour les contribution, à votre convenance :
des textes, des commentaires, des retours, des souvenirs, des regrets, des pensées, des lassitudes, des conseils, des plaintes, des doutes, des images mentales d’horreur, des petits mouvements amusants, des instants, des choses pesantes. Même une ligne peut suffire.Mais 8725361 lignes conviennent aussi bien”.
Taking shape at the crossing of the museal, choreographic, and performative questions – expo zéro is an atypical event – an exhibition without any works, and with no other place than an idea: to set the imaginary foundations of a Dancing Museum. Gathered around that idea, some choreographers and dancers, but also art critics, historians, architects, exhibition curators or archivists – with for only tools their body, their presence and their voice. Project with a borderline-status, it is a wholly artistic event, striving to fill an empty space with fantasies, memories, analysis, archives, stories, dance reproductions. But it is in the same time the prospecting of a wider desire: to fill the significans Dancing Museum with a multiplicity of knowledges, practices, to use the ‟immaterial material” produced each time in order to draw more precisely the outlines of this museum to be. While wandering about, each visitor thus became the unique trustee of a dancing museum ― according to the fragments remembered, the crossings, the stories reconstructed. Hence the idea of a compilation, to gather those fragments, that ‟dissemination of positions[1]” – and to build from those scattered ‟dancing museums” a sediment to be shared.
But isn’t there the beginning of a paradox in the fact of inscribing and giving to read a project conceived so much around the zero ? A project with no object, nor paper, nor pen – trying on the contrary to create a vacuum of all material trace. Can the blank page become one of the territories of this migrating idea ? Another projection surface after Rennes, Saint Nazaire, Singapour and Utrecht ? Must one consider the writing of expo zéro like a crossroads, an extension, a synthesis – or a new experimental area: another version ?
This catalogue started from a simple idea, launched after the two first editions: to invite each of the participants to write on, around, from and beyond their own experience of expo zéro. In front of the maze of propositions unfurled – and the impossibility of embracing them as a whole – the idea was to keep the drafts, the notes, the memories of what had happened. To extend the thoughts, the gestures generated, and to give a place to all potential versions that couldn’t come into existence. Simultaneously, Boris Charmatz’s invitation let the possibility appear of another line of writing – overrunning the simple fact of ‟leaving a trace”, of archiving, and allowing to continue the formal research work initiated during the exhibition.
With contributions as you would wish,
Text(s), comment(s), feedback(s), memory(ies), regret(s), thought(ssss), lassitude(s), advice(s), complaint(s), doubt(s), horror mental picture(s), funny little movement(s), instant(s), weight(s)
Even a line could make it
But 8725361 lines are also ok[2]
In echo to this open invitation, the contributions received are a mixture of mnesic strollings, propositions of virtual museums, scripts of performances, sketches and chronicles – like a puzzle with ill assorted pieces. In order to organize those texts, we chose to stick to the principle of drifting. Of breaking rythm. Of impromptu. Of sudden change of subject (sometimes). Of underground links (often). Of assonances and short cuts. Taking expo zéro as a whole with no defined spatial or temporal borders, the catalogue goes through various layers of elaboration, mixes the before, the after, the present – flashbacks and projections. Indeed, if expo zéro is an exhibition without artworks, it is a project that is rich with an abundant preliminary written matter. The presence, between the texts, of the letters sent by Boris Charmatz to the participants – describing as many virtual versions of expo zéro – or of the ‟pre-concepts” written by some of the artists, lets us catch a glimpse of another aspect of this process: the gap, the adjusting between projection and realization, rough work and creation.
In the corridors, the rooms, the recesses of expo zéro, the visitor could pass by a choreographer standing against a wall, eyes closed, and listen to him talk for hours. He could also move further, then place himself at the threshold of several spaces – listen and look in stereo. Or catch, while passing by, the reading of a fragment from some archive. Contemplate a body lying down, reproducing a play by Trisha Brown. Loiter with a dancer woman doing her warming up exercises. In the same way, each of those texts carries its own movement, its principle, while indicating its possibilities of crossings. Between the lines, each contribution appeals to the others ; lays down something of a speech that – although solitary – speaks in the plural ; draws the horizon of an ephemeral community, of an ‟us” that remains to be built ; and produces the image – incomplete, wobbly, of a ‟dancing museum larger than everyone of us can remember individually”. As Gerald Sigmund reminds: ‟This is what I want to remember: that which no one can remember alone.”
Activating writing forms that are transitive, reflexive, poetic, narrative, experimental, those texts propose to the visitor a reading that is in turn ambulatory, floating or attentive. Writings to be deciphered, leafed through at full speed, activated, left to macerate, continued – they do not appeal so much to a passed event, than to a story still to be written. Their destination would rather be, like Heman Chong expresses it in his ‟pre-concept”: ‟To imagine. A future (holding, let’s hope, meaning involved).” In the past, the present, the future, expo zéro is to be danced, listened to, looked at. Spoken, sung and murmured. expo zéro moves along. Occupies the space. Unfurls without leaving any trace. And nevertheless. expo zéro is transmitted. expo zéro is drawn and filmed.
Is being told. And written.
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[1] This is how philosopher Bojan Manchev défines expo zéro.
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[2] Invitation de Boris Charmatz à l’écriture du catalogue:
‟Pour les contribution, à votre convenance:des textes, des commentaires, des retours, des souvenirs, des regrets, des pensées, des lassitudes, des conseils, des plaintes, des doutes, des images mentales d’horreur, des petits mouvements amusants, des instants, des choses pesantes. Même une ligne peut suffire. Mais 8725361 lignes conviennent aussi bien”.