Les archives au singulier
Sylvie Mokhtari
The archives in the singular
Quelle pourrait être la contribution d’une historienne de l’art au Musée de la danse ? Comment faire rentrer l’archive dans un lieu sans histoire ? Comment représenter une pratique d’écriture (historique et critique) et une méthode de travail (liée à la recherche et à l’usage de l’archive) dans un projet comme expo zéro, défini par un danseur : Boris Charmatz ? Un projet sans document, sans livre, sans photo – sans trace ? Lors de cet événement public, quel autre recours que de répondre ‟présente”, tout en respectant les règles du jeu proposées par le Musée de la danse : convoquer les archives mais ne rien montrer au public. Quelle forme inventer pour ce grand écart entre histoire et invention d’un musée du futur ? Quelles archives convoquer ?
Le Musée de la danse dans les archives
Mon envie : démarrer spontanément le travail de réflexion en posant des documents sur la table. Entendre les autres participants de l’expo zéro parler sur ces documents. Récolter leurs réactions. Être attentive à leur curiosité, et comprendre ce qui les intéresse en fonction de leurs pratiques respectives. En même temps, rendre perceptible la manière dont j’ai arpenté les rayonnages. Raconter pourquoi j’ai pu sortir ce document plutôt qu’un autre. Ouvrir des boîtes et en extraire des chemises à pH neutre. Y découvrir des lettres, des notes de travail, des documents inédits ou publiés, des photographies…
Expliquer la surprise des découvertes. Par exemple : un dossier lettriste dans les archives de Pierre Restany [FR ACA PREST THE LET/001]. Dans ce dossier, la ‟Déclaration Maurice Lemaître – Isidore Isou sur les plagiaires du supertemporel et l’action lettriste”, puis un descriptif du ‟Musée à croissance illimitée” de Le Corbusier (1962).
Parler des découvertes imprévues comme des archives relevant de l’évidence : Dimanche, Le Journal d’un seul jour (Yves Klein, 27 novembre 1960). Dessiner un parcours intellectuel et gestuel dans les collections des Archives de la critique d’art. Réagir ainsi à l’invitation de Boris Charmatz : parcourir le kilomètre linéaire des Archives de la critique d’art à la recherche du Musée de la danse !
Le Mythe des origines
Qu’est-ce que l’archive ? Aux Archives de la critique d’art, ce sont les écrits des acteurs de la scène critique et artistique des années 1945 à nos jours, leurs bibliothèques et leurs fonds documentaires. La totalité des collections représente 1,2 km linéaire dont 70 000 imprimés, 2200 titres de périodiques, 400 mètres linéaires de documents de travail (10 000 dossiers d’archives, plus de 45 000 documents visuels, audiovisuels ou sonores).
Après avoir évolué dans une sphère privée ou semi-privée, ces documents sont aujourd’hui mis à la disposition des chercheurs et d’un public intéressé.
Les collections comprennent près de 250 fonds d’écrits, qui sont la photographie exacte de la critique d’art contemporaine. S’y adjoignent 54 fonds d’archives qui représentent la mémoire des témoins et acteurs de la scène artistique des six dernières décennies.
Autrement dit, aux Archives – on dépouille, on inventorie, on classifie, on identifie, on évalue. Puis, pour reprendre les mots d’Arlette Farge, ‟sous l’archivage le relief s’organise” (Farge, Arlette. Le Goût de l’archive, Paris : Seuil, 1989, p.41).
Enfin, comme le dirait l’artiste contemporain Jean Claude Lefevre : ‟il faut vouloir pour voir”. Pour rendre visible l’archive, un travail constant d’écriture, de lectures, de constitutions de dossiers, de prises de notes ou de vues est nécessaire. Cette germination de l’archive nous permet de revisiter (puis de confronter) le voir et la pensée. Et d’en faire à chaque fois un nouveau sujet de recherche, une nouvelle page d’écriture.
L’invention de la lecture et de l’écriture est de fait liée à l’archivage. Quelle origine, quelles sources le Musée de la danse peut-il venir puiser aux Archives ? Quel contenu historique et critique pour un Musée en mouvement ?
Danse et histoire de la performance
Depuis les années 1960, la réflexion sur l’œuvre – ses modes d’apparition, de mise en vue, de diffusion, mais aussi la manière dont elle est documentée et informée – a été renouvelée tant par les artistes eux-mêmes que par les critiques d’art et les commissaires d’exposition. L’ensemble de ces questions a trouvé aujourd’hui un contexte artistique, institutionnel et technologique adapté pour en donner une autre lecture. La semaine de ‟think tank” qui a précédé expo zéro a été l’occasion de renouveler ce constat de manière paradoxale : à partir du zéro. De réfléchir à une exposition qui n’expose rien d’autre que ses possibles. En tant que chercheuse, j’ai eu l’occasion d’analyser quelques-unes des stratégies d’exposition posées par des artistes et des auteurs de la scène internationale des années 1968-1975 – dans le champ spécifique des revues. On observe que certains discours et certaines œuvres rattachées à l’Art Conceptuel et à la performance ont trouvé dans des revues parmi les plus créatives de l’époque (Avalanche, Interfunktionen, Art & Project…) un support adéquat aux positions critiques qu’ils défendaient.
De telles pratiques se demandaient comment reformuler l’œuvre à partir de sa documentation. Et c’est principalement en dehors du musée qu’elles ont exercé ce droit d’inventaire critique – jusqu’à ce que celui-ci ne les intègre dans ses propres collections. Aujourd’hui, cela ne ferait-il pas sens de les convoquer – justement – au Musée de la danse ? De les convoquer sans les exposer, de les évoquer dans l’espace vide – sans les fétichiser ?
expo zéro = exposition conceptuelle ? expo zéro = exposition manifeste ? expo zéro = exposition ‟in-formation” (en anglais dans le texte, et pour reprendre les mots de Dan Graham) ? expo zéro = exposition d’archives ? C’est dans les interstices de ces questions que le Musée de la danse construit ses fondations.
What could be an art historian’s contribution to the Dancing Museum ? How to make archive enter a place without history ? How to represent a practice of writing (historical and critical) and a working method (related to research and the use of archive) in a project like expo zéro, defined by a dancer: Boris Charmatz ? A project with no document, no book, no photo – no trace ? During this public event, what other resort than to answer ‟present”, while still abiding by the rules of the game proposed by the Dancing Museum: to summon the archives but show nothing to the public. What form should one invent for those splits between history and invention of a museum of the future ? What archives should be summoned ?
The Dancing Museum in the archives
My desire: to begin spontaneously the reflective work by laying the documents on the table.
To listen to the other participants of expo zéro while they speak about those documents. To gather their reactions. To remain attentive to their curiosity, and understand what it is that interests them in terms of their own respective practices. In the same time, to make perceptible the way I explored the shelves. To tell why I might have chosen this document rather than another. Open boxes and take out some folders with a neutral pH. To discover there some letters, work notes, unpublished or published documents, photographs…
To explain the surprise of the finds. For example: a lettrist file in the archives of Pierre Restany [FR ACA PREST THE LET/001]. In this file, the ‟Déclaration Maurice Lemaître – Isidore Isou sur les plagiaires du supertemporel et l’action lettriste”, then a description of the ‟Musée à croissance illimitée” by Le Corbusier (1962).
To talk about the unexpected finds like archives coming under the obvious: Dimanche, Le Journal d’un seul jour (Yves Klein, November 27th, 1960). To draw the lines of an intellectual and gestural progression among the collections of the Archives of art criticism. To react in this way to Boris Charmatz’s invitation: walk the whole kilometer of the Archives of art criticism looking for the Dancing Museum!
The Myth of origins
What is archive ? At the Archives of art criticism, it is the writings of the actors of the critic and art scenes from the years 1945 to nowadays, their libraries and their documentary stocks. The whole of the collections represents 1,2 km in line, among which 70 000 printed documents, 2 200 titles of periodicals, 400 meters in line of working documents (10 000 archive files, over 45 000 visual, audiovisual or sound documents).
After having moved around in a private or semi-private sphere of activity, those documents are now put at the disposal of research workers and an interested public.
The collections comprise about 250 funds of writings, that are the exact photography of contemporary art criticism. Added to this are 54 funds of archives which represent the memory of the witnesses and actors of the artistic scene of the six last decades.
To put it differently, at the Archives – one goes through, one makes inventories, one classifies, one identifies, one appraises. Then, to use the words of Arlette Farge, ‟under the archiving the relief gets organised” (Farge, Arlette. Le Goût de l’archive, Paris: Seuil, 1989, p.41).
Finally, as the contemporary artist Jean Claude Lefevre would say: ‟one must want in order to see”. In order to make the archive visible, a constant work of writing, of reading, of creating files, of taking notes or photographs, is necessary. This germination of the archive allows us to visit again (then to confront) the vision and the thought. And to make out of it each time a new subject for research, a new page of writing.
The invention of reading and of writing is in actual fact linked to archiving. What origin, what sources can the Dancing Museum come to draw from the Archives ? What historical and critical content for a Museum in motion ?
Dance and history of performance
Since the Sixties, reflection on the artwork – its modes of emergence, of putting in sight, of diffusion, but also the way it is documented and informed – has been renewed as much by the artists themselves as by the art critics and the curators. The whole of those questions has found today an artistic, institutional and technological context that is suitable for a different reading. The week of ‟think tank” which preceded expo zéro was the occasion for renewing this established fact in a paradoxical way: starting from the zero. To reflect on an exhibition that wouldn’t exhibit anything else than its possibles. As a researcher, I had the chance to analyse some of the exhibition strategies set by artists and authors belonging to the international scene of the years 1968-1975 – in the specific field of periodicals. One observes that some speeches and some works linked to conceptual art and to performance have found in those periodicals -which were among the most creative at the time (Avalanche, Interfunktionen, Art & Project…),- an adequate vehicle for the critical positions they defended.
Such practices wondered how to re-formulate the artwork starting from its documentation. And it is mainly outside the museum that they exerted this right of critical inventory – until the museum integrated them in its own collections. Today, wouldn’t it be meaningful to convoke them – precisely – in the Dancing Museum ? To convoke them without exposing them, to evoke them in the empty space – without fetishizing them ?
expo zéro = conceptual exhibition ? expo zéro = manifesto exhibition ? expo zéro = exhibition ‟in-formation” (in English in the text, and to recall Dan Graham’s words) ? expo zéro = exhibition of archives ? It’s in the interstices between such questions that the Dancing Museum builds its foundations.